Posons le décors
Voici l’automne revenu. La plupart des arbres font le deuil de leurs feuilles qui, irrésistiblement attirées par la gravité, commencent à joncher sous-bois, pelouses, prés, routes, et accessoirement mes drainages et chenaux. Les feuilles mortes, aussi tournoyantes dans le vent que leur chanson éponyme dans la tête (merci Prévert et Kosma), dont la décomposition participera au renouveau de la nature au prochain printemps. Rien de plus naturel que le cycle des saisons, pas besoin d’intervention humaine.
Mais voilà qu’Homo Sapiens (sapiens signifiant sage, intelligent, raisonnable – quelle ironie) ressent le besoin d’intervenir. Dans mon cas, je collecte à la main limbes et pétioles pour en faire un tas à l’autre bout de mon jardin. Intervention indolore, inodore, non polluante et SILENCIEUSE!
C’est lors d’une randonnée dans une région reculée que j’ai pris conscience de ce qui suit. Dans ce trou de l’Emmental (forcément), j’ai entrevu rien de moins que l’avenir de l’humanité. Merci à ce paysan maniant sa souffleuse de feuilles qui m’a ouvert les yeux alors que je tentais de fermer les oreilles.
Causons histoire
Homo Sapiens, ingénieux par nature, inventa le râteau. Datant de l’époque romaine, il fonctionne à l’huile de coude et se décline en une vaste diversité de manches et de dents (le râteau donc). Hormis un léger bruit de raclement, tout n’est qu’harmonie dans le maniement de cet outil efficace qui, l’automne venu, transforme en un tour de main, et de reins parfois, une surface bigarrée à dominante brune orangée en un volume de même teinte.
C’était sans compter sur l’irrépressible besoin d’Homo Sapiens d’en faire toujours plus, manie qui se matérialise au travers du progrès technologique. Croyant certainement bien faire, des inventeurs américains (ô surprise) et nippons (ni bêtes) concrétisèrent l’idée plus bruyante que brillante de remplacer le râteau par un furieux jet d’air nourri aux hydrocarbures. La machine infernale était née, le déclin d’Homo Sapiens scellé.
Anatomie de la bête et du crime
Le coeur d’une souffleuse ne bat pas, il tourne. C’est un moteur, le plus souvent thermique à 2 temps, qui donne vie à l’engin, en brûlant un mélange d’essence et d’huile générant une pollution hallucinante: une étude réalisée en 2021 par le California Air Resources Board démontre qu’une heure d’utilisation d’une de ces machines infernales équivaut à la pollution générée par une voiture légère moderne roulant pendant… 15 heures ou 1’700 km. C’est aussi le vent de la mort pour les vers, insectes, araignées, amphibiens pris dans le cyclone, et même pour les petits mammifères qui voient leur habitat détruit.
Un autre crime est simultanément perpétré, car le bruit tue. Un niveau de puissance acoustique de près de 115 dB(A) selon l’Office fédéral de l’environnement, bien au-delà du seuil de 90 db(A) considéré comme dangereux pour l’ouïe en cas d’exposition prolongée.
Pourquoi tant de violence?
Pour gagner du temps! Deux fois plus rapide que le râteau, la bête à essence supplante son ancêtre manuel en terme d’efficacité. Mais cher est le prix à payer. La souffleuse de feuilles est à ce titre parfaitement emblématique de notre société. Et plus particulièrement représentative de la troisième révolution industrielle, marquée par l’essor de l’informatique, d’Internet et des technologies numériques (voir aussi cet article).
Et gagner du temps pour en faire quoi? Le passer sur les écrans, les réseaux sociaux? Selon cet autre article, qui cite les travaux des prix Nobel en économie George Akerlof et Robert Shiller, les entreprises inventent sans cesse de nouveaux produits dont nous avons soi-disant besoin. Au lieu de travailler moins et de profiter de notre temps libre, nous travaillons autant, voire plus, pour pouvoir nous les offrir.
En parlant de violence, je m’autorise une petite digression. Interpellé par la campagne de prévention mettant en scène des travailleurs de l’édilité (image ci-dessus), je me suis posé cette question: avais-je déjà aperçu une femme utiliser une souffleuse de feuilles? Jamais. C’est une fois encore en majorité les mâles qui s’adonnent à la nuisible pratique (voir aussi cet article sur un sujet connexe). La combinaison chromosomes XY et sécrétion de testostérone induirait-elle une affection particulière pour des engins polluants, bruyants et dangereux tels que le bolide surmotorisé sur 2 ou 4 roues, le fusil d’assaut et son grand frère à chenilles, ou… la souffleuse de feuilles?
Le progrès, source de croissance et de déclin
Jeune ingénieur, j’avais dévoré le livre Le huitième jour de la création, écrit par le Professeur Jacques Neirynck, qui nous a quitté récemment. Non pas que cet essai fût infiniment plus digeste que les traités d’électricité du même auteur, qui m’avaient causé de nombreuses céphalées durant mes études, mais simplement parce qu’il démontrait que la croissance à l’infini de l’humanité, dans le système fini qu’est la Terre, n’est simplement pas possible. Croire aveuglement que le progrès technologique résoudra tous nos problèmes n’est que pure utopie.
Un exemple très actuel pour illustrer ceci. Certains « experts » prophétisent que l’intelligence artificielle (IA) apportera la solution au réchauffement climatique, en indiquant aux entreprises la bonne stratégie pour réduire leur empreinte carbone. Selon un rapport de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) publié en avril, la demande en électricité des centres de calcul dans le monde devrait plus que doubler d’ici 2030 pour atteindre environ 945 Térawattheures, soit un peu plus que la consommation actuelle du Japon. La raison? L’explosion de l’IA! Contradiction avez-vous dit? On marche sur la tête vous répondrai-je.
Mais je ne suis pas à l’abri du paradoxe. Si vous lisez cet article, c’est que vous avez activé des connexions et un transfert de données sur internet impliquant plusieurs centres de calcul énergivores. L’image illustrant cet article a nécessité 6 prompts dans ChatGPT, qui ont généré 2,9 grammes de CO2, l’équivalent de 23 mètres parcourus en voiture… En résumé: pris au piège de la société moderne, nous allons droit dans le mur, et en accélérant.
Pour conclure
Je convoque Michel Fugain: « J’ai peur des fous et de la guerre, j’ai peur du temps qui passe. Dis, comment peut on vivre aujourd’hui, dans la fureur et dans le bruit. Je ne sais pas, je ne sais plus, je suis perdu. Fais comme l’oiseau, ça vit d’air pur et d’eau fraîche, un oiseau ».
Retour à une certaine simplicité, se rapprocher de la nature, adopter un rythme moins frénétique. Voilà ma recette, je l’applique dans ma pratique d’accompagnateur en montagne. Et parfois, de plus en plus souvent, je touche du doigt des petits bonheurs.
Et c’est grâce à vous, mes clients (par ailleurs majoritairement des clientes), avec lesquels j’ai partagé tellement de moments privilégiés et inoubliables durant ces 10 dernières années. Sans vous, Randonnez-moi ! ne serait qu’un site internet de plus dans l’océan numérique qui nous submerge.
JS
4 réflexions au sujet de « Parabole de la souffleuse de feuilles »
Hello Joël, Quelle prose ! Magnifique. Bravo.
Merci Jean-Hippolyte, sensible à tes compléments!
Merci Joël, pour cette jolie parabole qui montre l’incroyable absurdité du monde des humains, je partage TOTALEMENT ! A mon humble avis, les seuls êtres que l’on peut qualifier de vraiment intelligents à ce jour, ce sont les animaux et les végétaux, eux qui vivent en parfaite symbiose avec leur environnement en le préservant.
Merci Madeleine, et à mon tour d’être TOTALEMENT d’accord avec toi 🙂